Ode aux couineurs

Ces derniers jours, des agents EDF ont coupé le courant à plusieurs reprises, en plusieurs endroits. Ils protestent ainsi contre l’ouverture du capital de leur entreprise, ouverture dont ils disent qu’elle annonce la privatisation. La chasse au bien commun est ouverte en Disneyland, les pertes se doivent d’être socialisées et les bénéfices privatisés. La coupure la plus spectaculaire a été celle qui a paralysé plusieurs gares parisiennes, bloquant – d’après ce qui se dit – un demi-million de personnes. Le lendemain, en fait sans doute au moment même des coupures, ont surgi urbi et orbi, se sont levés sur les médias compatissants des dizaines d’éditorialistes sordides, d’auditeurs survoltés et de ministres courroucés venus dénoncer sur le ton de l’outrage l’horrible « prise d’otage ». En d’autres temps, j’eus sans hésité pu classer les colériques couineurs, tous sans exception, parmi les bourgeois, dominants révoltés de constater que des petites mains pouvaient prendre le droit de troubler leur tranquille somnolence de repus. Mais force est de constater, puisqu’à la loi force doit rester, que les couineurs se trouvent maintenant parmi toutes les classes sociales ; et que même la CFDT, organisation de travailleurs, condamne ces actions… – ma surprise est feinte, certes. Alors, quelle autre ligne de partage va-t-on trouver ? Peut-être entre gauche et droite ? Las ! Le Parti socialiste trouve les actions « dangereuses »…
Socialisme, vaillant socialisme qui s’éleva contre le capitalisme conquérant…
– Conquérant et puissant, je suis ton double crasseux, citoyen, je suis le capitalisme qui flatte tes viles inclinations.
– Tu ne m’auras pas, je vaincrai, je suis l’humanité, je suis le socialisme.
– Quelle humanité ? Tu scissionneras, tu seras réformisme et communisme, tu seras bureaucratie, tu seras l’asservissement, tu seras le capitalisme d’État !
– Alors, soit, je le serai. Mais je serai.
– Tu as été, j’ai continué à me développer, je régis maintenant le monde entier, on m’appelle libéralisme.
– Mais je suis là, encore là ! Mes sombres murs sont à bas, je ne suis maintenant que force de progrès !
– Attends, ne bouge pas. Mes retords desseins ne tarderont pas à t’atteindre. Tu deviendras « sociale démocratie », tu seras la gauche de la droite.
( – Je n’ai plus rien à proposer, le silence me gagne et je meurs de mes dirigeants. Je disparaîtrai, je disparais, je suis le ventre mou des évanescents…)
– Je le sais, j’en viens jusqu’à lire en tes pensées, stupide socialisme. Pacte, un pacte, voilà ce que je te propose. Entre dans mon cercle. Prône en tes habits ce que dans ta jeunesse tu combattais. Fais-le ou bien tu disparaîtras.
– Je suis déjà disparu, nul remords ne me gagne plus. J’entre dans ton cercle, j’accepte.
– Comprends-tu, stupide, pourquoi je domine ? Sélection, critère d’intérêt. Rien d’autre. Va, je te laisse tes oripeaux, dis-toi de gauche si ça te fais plaisir ; non, dis-le vraiment, ça me sert. Pour le reste, laisse-moi faire. Fais voter et laisse-moi faire. Je te vois déjà expert.
Des couineurs on entend : « C’est intolérable ! », « comment des salariés aussi privilégiés peuvent-ils prendre les gens en otage ? ». Et ainsi de suite. De prime abord, l’impression est que ces caves manient les mots comme l’on s’essuie le fondement, à l’aveugle, seulement sûrs d’aller au bon endroit sans conscience de l’efficacité. Double las ! Que le commercial prenant son train à 6h37, empêché d’être à l’heure à son labeur pâtisse d’une crasse bêtise et puisse se montrer aussi emporté qu’il peut être triste, soit, c’est entendu. Mais attention. L’on trouve parmi les couineurs de reluisantes personnalités, du ministre aux brillantes études au journaliste à l’ineffable culture. Qu’est-ce à dire ? Que l’explicitation de la « la prise d’otage », sans cesse martelée par des brillants et ânonnée par des obscurs, relève d’une idéologie. Autre mot-clé, même idéologie : il faut « sauver » la sécu, les retraites, le système de soins, l’assurance chômage et Daisy la compagne de Donald qui n’en peut plus de voir son cholestérol grimper en flèche – elle se trouve contractuellement obligée de ne manger que des hamburgers – et semble être à la recherche de Mickey, casse-tête en main, qu’elle tient pour responsable de ses malheurs.
Savent-ils ce qu’est une « prise d’otage » ces tristes imposteurs ? Non, sans doute. Je leur conseillerais bien « L’Arche des Kerguelen », façon de les perdre définitivement en des contrées où les mots font sens et où des hommes se mesurent… Ça couine et ça ne cesse de couiner, j’attends même la protestation pontificale. Le mépris qui me gagne voile jusqu’à l’envie de dire ce que j’en pense. Curieux sentiment que le mépris, indistinct mélange de dédain et de viscérale répulsion, ajouté sans doute d’un brin de satisfaction d’être ce que l’on est. Leur tristesse me dépasse, je m’en retourne à la mienne, que je préfère.
Je pourrais commencer par argumenter le fait que ces coupures sont des actions syndicales de dernier ressort face à une décision présentée comme inéluctable, et avant que les hiérarchies syndicales ne baissent leur pantalon. Dernier ressort parce qu’elles s’opposent à toute idée de privatisation – les fourbes rétrogrades –, qu’ils estiment que la production, le transport et la fourniture de l’énergie relèvent du service public, et non du marché. Je pourrais rappeler que, curieuse modestie de leurs revendications, ils demandent un référendum de tous les usagers d’EDF pour qu’il soit décidé de l’avenir de cette entreprise. Un référendum… étrange conception de la démocratie ! Et nos élus que diable ! Fichtre, le mandat blanc pour des années que nous leur donnons doit bien se légitimer par des décisions ! Nous n’allons tout de même pas décider nous-mêmes… Je pourrais parler de la bonne surprise de voir notre quotidien bouleversé, celui-là même duquel se plaignent tant de citadins entre deux soupirs aux relents bucoliques. Je pourrais citer également l’exemple des pays où l’électricité a été privatisée, et ne donner que les chiffres d’augmentation des tarifs, de croissance du nombre de pannes… et de renationalisation après quelques années de gabegie au profit d’une poignée d’actionnaires.
Mon mépris, catalysé par les propos ineptes d’honnêtes gens qui ressassent pour se rassurer les diarrhées qui font office de pensée surnageante, mon mépris s’estompe. Se rassurer des silencieux. Parce que s’il est certain que les couineurs sont assourdissants, beuglant comme des furets pris la queue dans une écoutille – l’exceptionnel de la circonstance ajoutant à l’effet de surprise et d’horreur – des millions d’autres approuvent, ou, au moins, consentent à ces actions.
Qu’ajouter, indulgent lecteur qui jusqu’ici m’a suivi ?
Que je te souhaite, en toute amitié, une bonne journée. Que si Daisy tu viens à croiser, tu lui dises que je l’attends.
Lecteur, si des couineurs tu fais partie, et bien, en toute sincérité je te souhaite de nombreuses et variées nouvelles coupures d’électricité.



Leo S. Ross
13 06 2004